samedi 14 juin 2008

L'INTRUS, roman par Joaquim Hock (extraits)

L’intrus – présentation du texte
Par Joaquim Hock


Si vous voulez en savoir plus, contactez-moi: joaquimhock@yahoo.fr

Un homme, célibataire, fonctionnaire banal, décrit en 101 brefs chapitres les difficultés qu’il rencontre depuis qu'il doit cohabiter dans son appartement avec une chose, une sorte de monstre qui ressemble à une masse froide et informe qui change parfois d'apparence, mais demeure toujours très encombrante, apparaît et disparaît quand elle le désire et lui pourrit la vie de mille manières, directes et indirectes. Est-ce un être réel ? Est-ce une création de son esprit?... C'est le récit d'une humiliation quotidienne, absurde, incontrôlable, triste et comiqueà la fois. Une réflexion sur le monstrueux. Le narrateur est assez désabusé, ne croit pas trop qu'il puisse un jour retrouver une vie normale. Chaque aspect de sa vie est transformé par cette présence non désirée, il est très troublé, très perturbé par ce qui lui arrive et il semble incapable de faire quoi que ce soit de concret pour se débarrasser de cet « intrus » qui paraît faire de son mieux pour n’être rien d’autre qu’une gêne. Ce monstre, ce tas de boue puant, suintant et qui n’a semble-t-il d’autre raison d’exister que d’être un obstacle au bien être de celui qu’il a choisi de hanter, agit comme un corps étranger introduit dans une existence par trop banale.
Il s’agit d’un univers à la fois très quotidien, ordinaire, et totalement absurde, loufoque. L’aspect bizarre des évènements est présenté comme une chose éminemment réaliste. Comme il s’agit de l’histoire d’une intrusion, il était important que l’étrange se glisse dans le quotidien et non d’inventer un monde objectivement irréel qui s’impose à la narration.
Le burlesque et le tragique se côtoient dans ces textes sans que jamais l’un ne prenne le pas sur l’autre. Le comique des situations dans lesquelles le narrateur est impliqué est en même temps une véritable souffrance pour lui. Il vit dans une absurdité habituelle et ne trouve pas de moyens ni de personnes susceptibles de lui venir en aide.



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Le lit

Tous les soirs, quand je me couche, je dois me battre contre lui. Contre cette chose, cette sorte de bête, cet intrus qui prend ma place dans mon lit et m’empêche de me glisser sous mes couvertures et de me reposer. Je n’ai pas toujours été confronté à ce problème, mais je ne sais pas à quand il remonte au juste. Mes souvenirs sont trop vagues, je mélange un peu tout. À longtemps sans doute.
Jadis tout se passait pourtant bien, je m’endormais comme tout le monde dans le calme de ma chambre après avoir lu quelques pages d’un catalogue d’articles de bureau ou avoir tenté de compléter une grille de mots croisés trop compliquée pour moi, mais tout cela est bien loin aujourd’hui… Bien loin…
Chaque fois que j’ouvre la porte de ma chambre pour aller dormir, la première chose que je vois, c’est cette énorme masse sombre qui, blottie sous mes couvertures, semble me narguer. Je ne vois jamais son visage – en a-t-il d’ailleurs un ? – mais je sais qu’il me défie, qu’il me provoque. Tous les soirs c’est pareil : je dois crier, tirer les draps et les couvertures, taper du pied sur le sol, souvent donner quelques coups de poings, parfois de grands coups de canne ou de parapluie sont nécessaires pour m’en débarrasser.
Au début ça me faisait peur, mais à présent je ne ressens plus qu’un terrible embarras, qu’une terrible lassitude. C’est petit à petit devenu comme un jeu, mais un jeu effroyablement pesant, ennuyeux. C’est en plus un jeu sans surprise, car je gagne toujours. Il n’est jamais arrivé qu’il m’empêche de me coucher durant toute la nuit. D’habitude ça dure quelques dizaines de minutes, une demi-heure, une heure, jamais moins d’un quart d’heure en tout cas. Il n’est pas vraiment méchant avec moi, il ne répond que très modérément à mes cris et à mes coups. Ce n’est sûrement pas un être très courageux, et il semble faire preuve d’une incorrigible paresse.
Le plus dur, c’est de le faire bouger. Il s’enfonce dans mon matelas de plumes et dans mes oreillers, s’y agrippe, et refuse de faire le moindre mouvement. Il arrive souvent qu’il fasse semblant de dormir. Quand je donne le premier coup de pied dans le sommier, il pousse une sorte de grommellement ridicule, comme si je l’avais réveillé, mais je sens bien qu’il ne dort pas. Il m’attend. Il ronfle un peu, ensuite, quand je l’ai bien engueulé, il se retourne, fait comme s’il voulait m’ignorer, et pousse quelques gros cris sourds, un peu comme des aboiements ou des grognements de bêtes sauvages. Ça ressemble aussi parfois à des cris de gros bébé mou. Il ne prononce jamais un mot intelligible, et s’il est sans doute incapable de parler, je pense qu’il comprend parfaitement tout ce que je lui dis.
Il m’est arrivé parfois, il y a de cela quelques années, de demander à l’un de mes voisins de m’aider à le déloger, pour gagner du temps. Je me disais qu’à deux cela irait plus vite. Ce voisin est un homme humble et sympathique, j’entretenais de très bons rapports avec lui et c’est quelqu’un d’honnête, un jeune retraité qui aime rendre service aux gens qui le lui demandent. Mais il s’est vite lassé, et à présent je n’ose plus rien lui demander. C’est dommage car quand il venait m’aider on arrivait parfois à s’en débarrasser en moins de cinq minutes. D’après ce que m’a dit la concierge, cette bestiole a essayé de s’installer chez mon voisin, dès qu’il quittait mon lit, il filait paraît-il dans le sien, et je crois que c’est pour ça qu’il a cessé de me rendre service. Je le comprends, j’aurais sans doute agi de la même manière si ce genre de chose m’était arrivé.
Je crois que c’est quand il en a assez que je le frappe qu’il finit par se décider à partir. Je devrais peut-être devenir plus violent, être plus sévère avec lui, mais je n’ai pas le courage de frapper plus fort. Après tout il ne m’a jamais vraiment fait de mal. Sa présence me gêne beaucoup, néanmoins je n’irai jamais jusqu’à le faire trop souffrir. J’aimerais m’en débarrasser, mais sans devoir aller trop loin… Je ne me sens pas le courage de mettre de poison sous mes draps…
Peut-être devrais-je essayer de l’amadouer, de lui parler… Je n’ai jamais vraiment essayé d’entrer en communication avec lui, je l’ai toujours considéré comme un adversaire alors qu’il suffirait peut-être de lui demander gentiment d’arrêter de me nuire pour qu’il devienne plus gentil ?
Je ne vais tout de même pas lui demander de me faire une petite place et dormir avec lui ?… Ce serait un peu trop…



C’est un gros machin…



C’est un gros machin. Une masse monstrueuse. Je ne pourrais mieux dire. Ses formes sont mal définies, boursouflées, changeantes. Surtout changeantes. C’est parfois une sorte de grosse limace sombre, une huître sans coquille avec des reflets luisants, et qui a vaguement l’aspect d’un gros sac mou, d’un horrible magma baveux. C’est aussi de temps en temps un simple amas sans grâce, comme un tas de glaise mouvant. Souvent il ne ressemble qu’à lui-même et j’ai du mal à dire ce que cela peut signifier « à lui-même ». Il faut le voir. Il faut le connaître. C’est une chose, une chose froide mais qui a une personnalité, c’est un individu, je ne pourrai jamais le traiter comme un objet. Pas vraiment comme un animal non plus. Certainement pas comme un homme. C’est un être, une présence… Un encombrement. Un obstacle. Une obstruction. Une fatalité. Il me paraît souvent en expansion. Il prend tellement de place…
C’est un monstre.
J’ai su depuis le début qu’il y aurait toujours entre nous un rapport de force, qu’il n’y aurait pas de trêve, qu’une lutte perpétuelle allait s’installer. J’ai également tout de suite su que je n’aurais pas tous les jours le courage de me battre, qu’avec un type comme moi il allait rapidement sentir sa supériorité. J’ai beau me motiver, je n’arrive jamais longtemps à me considérer comme une personne capable de se faire respecter.
Je n’ai jamais eu envie de lui donner un nom. On ne donne pas de nom à ce genre de chose. On la subit, on constate sa présence et ses actions. Le nommer le rendrait trop ordinaire. C’est juste « lui »…
Ce n’est pas un ami. Il est là comme un intrus, et je dois l’accepter. Accepter le fait que je ne peux m’en débarrasser. Que je devrai vivre en sa présence tant qu’il n’aura pas décidé de partir. S’il tourne autour de moi, c’est par accident, sûrement pas du fait de ma volonté. Il est là, chez moi, dans mon appartement, et je ne peux rien y faire. C’est un élément de complication de ma vie. Une entrave...
Au début je n’osais pas souvent le regarder, mais au fil du temps je me suis petit à petit habitué à sa présence à mes côtés, et il m’arrive de l’observer quand il se couche près du radiateur pour se reposer ou quand il se prélasse dans la baignoire.
Ça n’a pas été facile d’accepter cette idée, j’ai longtemps hésité, cependant j’ai fini par lui dire qu’il avait gagné et que s’il le voulait il pouvait rester chez moi. De toute façon, je n’avais pas vraiment le choix puisqu’il revenait toujours ; j’aurais aussi bien pu ne rien dire. En contrepartie, il ne dort plus qu’occasionnellement dans mon lit. C’est déjà ça. Il se repose dans mes fauteuils ou sous la table. Il ne me laisse pour autant pas vraiment tranquille. Il me cause d’innombrables désagréments, il est souvent très pénible et je me demande parfois si son seul but n’est pas de me nuire, d’être un accablement…


Manger


Un soir, j’ai essayé de le manger. Enfin, pas entièrement, juste un petit bout, comme ça pour goûter… je ne sais pas ce qui m’a pris, une envie soudaine…
C’était à l’heure du souper. Il était là, affalé sur ma table prenant presque toute la place. Ça lui arrive souvent de se mettre n’importe où, mais parfois il exagère. Il y avait des morceaux qui débordaient de partout, qui pendaient, amorphes dans le vide. Il somnolait je crois. Il frétillait légèrement, comme de la gélatine et semblait plus visqueux que jamais. Lourd.
Je m’étais fait une petite casserole de soupe aux salsifis. Une recette de ma tante. Je n’aime pas trop ça, mais je ne sais pas faire grand-chose d’autre. Quand je me suis assis sur ma chaise et que j’ai vu qu’il n’y avait presque pas de place pour ma nourriture, j’ai posé la casserole sur un coin de la table et je l’ai un peu poussé avec la louche. Il a vaguement grogné.
Pendant un bon moment, je n’ai rien fait. Je n’avais envie de rien, sans pour autant être plus triste que d’habitude. J’avais juste l’esprit un peu ailleurs, divaguant et cotonneux. Je pensais à la nourriture, à l’action de manger. À la mastication, à la digestion. Ça m’a toujours intrigué ce qui se passe dans les boyaux. Puis, soudain, sans réfléchir, je me suis levé, j’ai pris un couteau, une fourchette, et j’en ai coupé un petit bout. Un petit bout qui pendouillait de la table. Vraiment trois fois rien. À peine une bouchée. Je crois qu’il ne s’en est même pas rendu compte. Il n’a du moins rien laissé paraître. Peut-être avait-il trop sommeil pour réagir ? Peut-être s’en moquait-il ? Ou bien alors cela l’amusait de voir que j’essayais de le manger…
J’ai observé de longs instants le petit bout coupé piqué au bout de ma fourchette, mais je n’ai rien osé en faire. C’était déjà beaucoup pour moi d’avoir osé faire ça. J’étais assez fier. Je l’ai ensuite délicatement reposé sur la table, près de l’endroit où je l’avais coupé.
Ce soir-là, je n’ai rien mangé. Pas d’appétit.



Effondrements

Il lui est aussi arrivé de s’effondrer. De tomber plusieurs fois par jour. Je le trouvais suspendu au plafond et puis hop ! Tout d’un coup il s’écrasait sur le sol comme une pierre, comme une merde tombée du ciel.
Au début, c’était plutôt surprenant, mais je m’y suis habitué assez vite. Au moins pendant qu’il s’amusait à ça, il ne me causait pas trop de soucis. Enfin, quand je dis qu’il s’amusait, c’est une façon de parler car je ne suis pas du tout sûr qu’il faisait cela volontairement. Il y était peut-être même forcé. Il ne paraissait pas très heureux de s’effondrer, de s’écraser ainsi n’importe où.
Pour se faire une idée, il faudrait d’abord savoir pourquoi il montait parfois au plafond… Il s’y accrochait comme une mouche et semblait bien y tenir jusqu’à ce qu’il en tombe, toujours soudainement, sans signe avant coureur. Quand l’idée lui venait de s’élever il grimpait d’abord le long des murs (grâce peut-être à quelque ventouse secrète que je n’ai jamais pu vraiment distinguer), il montait lentement, sans du tout se presser. Comme il était très humide, presque suintant, cela décollait parfois mon papier peint, mais je n’osais jamais rien dire… Il s’installait ensuite quelque part sur le plafond, parfois au milieu, près du lustre, parfois dans un coin et ne faisait plus grand-chose. Au bout de quelques heures il changeait de place, toujours aussi lentement et demeurait ainsi. Jamais je ne l’ai vu descendre en rampant. Il finissait toujours par tomber.
Il ne faisait pas toujours le même bruit en s’écrasant. Parfois c’était un gros bruit sourd comme la chute d’un sac de sable, parfois un bruit beaucoup plus violent, comme une pierre qui se détache d’une falaise. Cela devait dépendre de ses humeurs, de son état du moment. Je crois que plus il était mou, plus il était méchant.
Chaque fois qu’il tombait à terre il poussait un petit cri de surprise. Une sorte de gloussement. Il semblait déçu, comme s’il avait raté quelque chose. Durant quelques minutes je crois qu’il boudait.
Toutes ces manœuvres restaient bien sûr dans ma sphère privée. À part deux ou trois invités qui ne s’y intéressèrent pas plus que ça, aucune personne n’assista jamais à ces effondrements domestiques. Mais parfois, il quittait mon appartement et s’effondrait à l’extérieur. Je le voyais sortir par la fenêtre et se mettre à ramper le long de la façade de mon immeuble. Il montait, parfois très haut, parfois jusqu’au sommet, zigzagant entre les fenêtres de mes voisins qui n’y faisaient heureusement pas trop attention.
Quand il faisait cela, je n’osais pas le laisser seul. Je me sentais malgré tout un peu responsable de lui (preuve qu’il avait bien réussi à coloniser mon esprit). Je sortais dans mon petit jardin ou dans la rue selon la façade qu’il choisissait d’explorer, et j’observais sa reptation d’un œil souvent inquiet. J’étais souvent mal à l’aise. Parfois des passants s’arrêtaient. Jamais très longtemps, à peine quelques minutes, et pour certains faisaient des commentaires méprisants ou pour le moins dédaigneux. Il y en avait de temps en temps qui faisaient des photos. Ils ne semblaient jamais savoir que c’était de la fenêtre de mon appartement qu’il était sorti. C’était plutôt heureux, j’avais déjà assez honte comme ça…
Il s’écrasa souvent dans mon potager. J’y perdis plusieurs récoltes de salsifis. D’autres fois ce fut sur le trottoir qu’il atterrit, se répandant comme une flaque visqueuse sur plusieurs mètres.
Mais le plus grave, ce fut lorsque il écrasa ma concierge. Je n’ai jamais eu aussi peur que le matin où cela s’est passé. La pauvre dame, elle en avait partout. C’est alors qu’elle sortait les poubelles qu’il lui est tombé dessus. Il s’est détaché de la façade entre le sixième et le septième étage. Il y avait de quoi faire des dégâts.
Elle en a eu pour deux mois d’hôpital. En psychiatrie. Quand elle s’est relevée, personne n’a voulu la croire. J’aurais peut-être dû témoigner en sa faveur, mais ça m’aurait causé trop de soucis.

Mes problèmes étaient trop nombreux, je ne voulais pas m’en créer en plus. En général, d’ailleurs, je préfère ne rien dire. Ça évite les embêtements.

Murs

A mury rosną, rosną, rosną…
Jacek Kaczmarski


Il s’est mis à construire des murs autour de moi… de vrais murs de brique, épais, bien maçonnés. Il m’enferme.
Il a commencé à faire ça la nuit. Pendant mon sommeil il fabriquait du ciment, empilait des briques et quand je me réveillais le matin j’étais comme dans une petite prison. J’étais entouré par quatre murs sans porte ni fenêtre et qui montaient jusqu’au plafond de ma chambre. Le ciment était déjà bien dur, impossible de faire quoi que ce soit.
Il ne m’est arrivé qu’une seule fois de frapper du poing et de crier. J’ai vite compris que c’était ce qu’il attendait de moi et que ça ne servait à rien, si ce n’est à lui faire plaisir. Je prenais donc mon mal en patience et je me rendormais en attendant que ça passe, quitte à manquer une journée de travail.
Ça a toujours fini par passer. Les murs disparaissaient, ou parfois il y faisait un trou pour que je puisse m’enfuir. Quelques fois il m’a aussi donné un marteau. Sans doute était-il alors trop paresseux pour détruire son travail lui-même. Ou bien alors voulait-il me faire travailler ?…
Mais à présent, ses murs, il les construit n’importe où, n’importe quand. Chez moi, dans la rue, au bureau. Il m’emprisonne où bon lui semble. Il va tellement vite que je n’ai jamais le temps de rien faire. Parfois il opère juste pendant que je cligne des yeux. Cela lui suffit, en un instant tout est fait. Je n’ai plus qu’assez d’espace pour tendre les bras. Selon les cas les murs qu’il me construit à l’extérieur sont plus ou moins hauts mais il laisse toujours une petite ouverture au-dessus, ce qui me permet de voir le ciel. D’abord j’ai cru que c’était pour me laisser une chance de m’enfuir en grimpant sur les parois ou en sautant par-dessus, mais si j’ai parfois tenté de faire cela, je sais qu’il est parfaitement impossible que je parvienne à m’en sortir tout seul. S’il laisse des ouvertures, c’est pour permettre aux gens de m’observer. De rire de moi, et parfois de se moquer du ridicule de ma situation. Il y en a souvent qui posent des échelles et passent leurs têtes pour m’observer.
Les plus méchants, ce sont les enfants et les vieillards. Ils me lancent des pièces de monnaie, des boutons de culottes, des cacahuètes… Parfois ils me crachent dessus aussi.

Là, ça fait quinze jours que je suis coincé sur le bord du parking ouest du ministère des chiffres, du côté des égouts. Ça commence à faire long. Je m’ennuie. Il ne m’a tout de même pas oublié ?…



Mes parents…


Mes parents habitent en province, je ne les vois plus beaucoup. Ils sont vieux et plus très en phase avec le monde moderne. Ils croient qu’ils comprennent tout, mais en fait, ils répètent juste ce qu’ils entendent à la télévision…
Je les aime bien, pourtant ils m’ennuient un peu. Depuis que j’ai quitté la maison pour aller faire mes études à l’école des fonctionnaires, ils ne m’ont pas vraiment aidé. D’un autre côté, je ne leur ai jamais demandé grand-chose. Je me suis débrouillé tout seul.
Ils ne viennent jamais chez moi car ils détestent voyager. Ils m’appellent tous les quinze jours pour me demander comment ça va. Invariablement je leur dis que tout va bien. J’ai du mal à faire durer les conversations plus de quelques minutes On n’a plus beaucoup de choses à se dire. Je leur rends visite deux ou trois fois par an. Pour les fêtes. Par habitude surtout.
Ils savent qu’il existe, quoiqu’ils ne comprennent pas vraiment la situation. J’ai essayé plusieurs fois de leur en parler, mais ça ne sert à rien. Ils sont trop éloignés de ce que je vis. Ils essayent d’être bienveillants, mais ils se font de fausses idées.
Le dernier réveillon de Noël a été particulièrement atroce. Le pire, c’est qu’ils ont tout fait pour être gentils.
Je suis venu en voiture, et quand je suis arrivé, il est resté sur la banquette arrière. Il n’avait sans doute pas trop envie de me nuire ce jour-là. Une fatigue passagère. Ça lui arrive. J’étais plutôt soulagé.
Mon père, qui venait de prendre sa retraite, commençait à aménager le grenier. Il m’a montré les travaux qu’il avait déjà faits puis on est passé au salon. Ma sœur et ma tante étaient aussi venues et le repas allait, paraît-il, être très bon. Mais avant il devait y avoir la traditionnelle distribution des cadeaux. Mes parents m’ont offert une bouteille de vin et une écharpe. L’écharpe, ce n’était pas pour moi, c’était pour lui… Pour ne pas qu’il s’enrhume. J’étais atterré. Ils ne comprendront donc jamais que je ne suis pas heureux qu’il vive avec moi… Quand ils ont vu la tête que j’ai faite en ouvrant le paquet, ma mère m’a demandé ce qui n’allait pas, si c’était la couleur qui me déplaisait. Je n’ai rien répondu, et elle a continué en me disant que je pouvais avoir les amis que je voulais, que ça ne les gênait pas. J’ai crié que ce n’était pas mon ami. Ça a jeté un froid. En plus, ma sœur en a rajouté en disant que ma façon de vivre était très bien acceptée par la famille, que s’il y avait des problèmes, c’était de ma faute, parce que j’étais trop secret, mais que pour eux, je pouvais habiter avec qui je voulais, que ça ne changeait rien. J’ai soupiré et ma tante a dit que je pouvais m’estimer heureux d’avoir une famille si compréhensive, si ouverte, si large d’esprit, que je n’étais jamais content et que ce n’était pas juste. Mon père en a encore remis une bonne couche en disant que j’avais sûrement mes raisons pour ne pas être content, mais que je devrais tout de même reconnaître qu’ils faisaient des efforts pour accepter ma manière de vivre…
J’ai à nouveau essayé de leur dire qu’ils avaient tous des idées tordues, que ma manière de vivre n’avait pas à être acceptée ou rejetée, que je n’avais fait aucun choix, que je n’avais pris aucune décision visant à me mettre en dehors de je ne sais quelle norme ou de je ne sais quelle habitude sociale, mais plus je tentais de leur expliquer, plus je m’embrouillais et je me fâchais. Je sentais depuis le début que ça ne servait à rien et pourtant je continuais à parler. Eux, ils ne disaient plus rien, me regardaient délirer et je suis sûr qu’ils me prenaient presque pour un fou qu’il ne fallait pas trop déranger, pas perturber. C’était terrible.
Cependant le plus tragique, ce fut quand vers la fin du repas on sonna à la porte, que mon père alla ouvrir et qu’il revint dans le salon en sa compagnie en disant qu’il serait peut-être bien qu’il prenne un peu de dessert avec nous… Après sept douzaines d’huîtres, cinq whiskies et deux bouteilles de mousseux je n’étais plus trop en état de résister et je ne me rappelle plus de tout. Ce que je sais, c’est que la plupart du temps j’ai gardé la tête dans mon assiette et que je n’ai rien dit. Je ricanais juste un peu dans mon coin en voyant toute ma famille essayer de discuter avec lui autour de la table. Il est resté très poli, a joué l’exotisme, l’étranger un peu bizarre dont on essaye de comprendre les coutumes.
S’il leur plaisait tellement, ils n’avaient qu’à le prendre, moi, je n’avais rien contre. J’aurais peut-être dû le leur proposer, mais je crois que c’est lui qui s’y serait opposé, il tient trop à moi…





 
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